Réfugié
dans une campagne où il semble attendre la mort, le narrateur a entrepris
d’écrire un épisode de sa vie :
Ophtalmologiste
réputé, époux comblé d’une libraire spécialisée en littérature érotique, il
s’éprend, à quarante-cinq ans, d’une passion vorace mais couarde pour sa jeune
patiente, Claire. S’ensuivra un fait divers odieux. Le narrateur raconte son
histoire sur un ton très particulier :
L’apparente
auto-flagellation qu’il s’inflige n’est qu’un masque !
Prologue
Q |
uand je suis sorti de son cabinet, j’ai senti que Michon me suivait des yeux. Je n’avais pas besoin de me retourner pour connaître la qualité de ce regard : un trouble apitoyé, de l’étonnement, une curiosité venue de l’homme plus que du médecin, quelque chose de pesant comme de la lassitude, un soupçon de tristesse aussi. Je savais qu’il resterait un instant pensif, comme je disparaîtrais à l’angle du couloir ; puis, haussant les épaules d’un air d’impuissance, qu’il reprendrait son air professionnel, rassurant et dynamique, tandis que les patients assis devant sa porte garderaient tendus vers lui leurs visages anxieux.
Il faisait beau. Le soleil qui entrait par les grandes baies mettait partout un air de gaieté insouciante. Les infirmières étaient à demi nues sous leurs blouses bleues et sentaient vaguement l’huile solaire. On se serait cru dans un club de vacances. J’ai descendu l’escalier d’un pas de jeune homme. Cette fois, je me sentais délivré.
Le soir même Michon m’a téléphoné : “J’ai parlé avec P. On pourrait peut-être tenter…” Je ne l’ai pas laissé finir sa phrase.
Je ne souffre pas. Pendant trois, quatre, peut-être même six mois, je ne souffrirai pas. Ensuite… Mais il n’y aura pas d’ensuite.
Je sais que l’on peut appeler ça lâcheté. Mais toute ma vie j’ai été un lâche. Il est trop tard pour changer.
Chaque matin, je me lève de bonne heure. Je descends dans la cuisine, j’appuie sur le bouton de la machine à café préparée la veille par Mme Merchant. Je sors dans le jardin, ma tasse à la main. C’est le cœur de l’été. Je vais m’asseoir au soleil, sur la terrasse, tout est calme. En moi aussi maintenant tout est calme. C’est fini, je n’ai plus rien à attendre ni à craindre de la vie… Et c’est pourquoi je peux enfin oser me pénétrer, descendre dans ces bas-fonds longtemps murés de mon passé. Quitte à y rencontrer la face hideuse du monstre. Je n’ai plus peur : je rentre dans la maison, je m’installe à ma table, je décapuchonne mon stylo, j’ouvre ce cahier.
Je le sais bien, hélas, j’ai une histoire à raconter…
Premier chapitre
T |
out a commencé… Si je veux comprendre ce qui est arrivé, il faudrait remonter aux racines et tirer sur le bon fil. Mais je ne peux pas m’y prendre ainsi. Je ne suis pas un écrivain, et je tâtonne. J’écris trois pages, je m’arrête, tout s’enfuit. Mes souvenirs sont en désordre. Je suis perdu.
Il faut bien commencer pourtant, faire semblant au moins, dire: “La première fois que je vis Claire…” Mais justement je ne me souviens pas de la première fois. D’après mes fiches, elle m’avait été envoyée par le docteur Blanchard, vieux médecin qui prenait sa retraite. Bon médecin. Réputation parfaite. Il n’avait pas “vendu” sa clientèle, mais l’avait dispersée un peu au hasard entre ses confrères. Il était veuf, sans héritiers. Claire à l’époque devait avoir treize ans. Je ne me souviens pas de l’avoir vue. Elle n’avait sans doute rien de remarquable à cet âge-là, et les petites filles ne m’intéressaient pas. À peine d’ailleurs m’intéressais-je davantage aux femmes. Quand elles entraient dans mon cabinet, elles se réduisaient pour moi à deux globes de 7g chacun, 6,5 cm3 de volume et 24 mm de diamètre : des yeux. Merveilleux organes, ces yeux de femmes n’étaient pour moi ni des “lacs”, ni des “bijoux”, ni des “fenêtres” ouvrant sur l’âme, je ne m’y “noyais” pas et ne les pénétrais jusqu’au fond que pour juger de la qualité de leur rétine. Et si j’avais dit à l’une d’elles : “t’as de beaux yeux”, c’eût été par admiration pour la transparence saine de sa cornée.
J’exagère.
Claire avait l’œil “trop long”, un punctum remotum à 1/3, ses verres étaient déjà de -3 dioptries. Myopie moyenne qui, légère à onze ans, s’aggravait avec la puberté selon sa mère et mon confrère. Mais je me souciais peu qu’on m’avertît déjà que la jeune myope était pubère.
Rien donc de cette première rencontre, que les notes sur ma fiche. Et pourtant mon histoire commence ainsi : Claire est venue frapper à la porte bien close de ma vie en décembre 19… Comme dirait l’autre (ou presque) : trente ans déjà…
*
* *
Je ne peux guère écrire plus d’une page à la fois, réfléchir, me fatigue. Au bout d’une heure, je m’arrête. J’allume une cigarette, je quitte le bureau, je m’allonge sur le divan pour reposer mon dos. Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, je sais. Mais c’est une habitude que j’ai prise, je me ménage, je me traite avec précaution comme un vieux bibelot fragile…
2
A |
près cette première rencontre (dont malgré mes efforts je ne me suis jamais réellement souvenu, bien que je l’aie imaginée si souvent que j’ai pu croire apercevoir parfois, dans une sorte d’éclair de mémoire aussi fugace qu’illusoire, une Claire un peu maigre toute en bras et en jambes, assise timidement sur le bord de sa chaise et rejetant ses cheveux en arrière d’un geste sporadique et machinal), un peu plus d’un an, dix-sept mois exactement passèrent jusqu’à cet après-midi lumineux où sa mère me ramena Claire. Car elle m’est arrivée ainsi, innocemment conduite par sa mère, sans qu’aucun signe avant-coureur de la secousse que j’allais recevoir n’électrisât le ciel de ce jour de printemps qui sentait niaisement le lilas, et non la foudre.
Sa mère est entrée dans mon cabinet la première, la dissimulant à mon regard, et ce n’est qu’en levant les yeux de sa fiche que je l’aperçus tout d’un coup devant moi, telle une apparition, mon enfant-fleur toute gorgée de sève, ma petite fille aux poignets frêles, ma fine adolescente aux lèvres doucement renflées et aux joues incarnat. Je ne me souvenais pas d’elle, mais je ne pouvais pas croire qu’elle fût la même que la première fois. La nature a joué contre moi. Pendant les dix-sept mois où j’étais resté sans la voir, les os, la peau, les tissus, les moindres cellules du corps de Claire s’étaient unies pour la façonner selon l’image qui devait m’éblouir.
Cette image, aujourd’hui, je ne parviens plus à l’immobiliser assez pour pouvoir fidèlement la décrire, j’essaie seulement de donner la rime à ma mémoire. La jeune fille dont je suis devenu amoureux cet après-midi-là m’a échappé depuis longtemps. Dans le fouillis de mes souvenirs, je n’en possède aucun portrait, ni en buste, ni en pied, mais, semblables aux éclats d’une mosaïque disloquée, de multiples visions éparses qui s’attardent un instant sous mes paupières baissées et passent : la pâleur d’une aisselle où s’accrochent, translucides, des gouttes de sueur ; un genou délicat où s’appuie un menton à la courbe enfantine ; un dos étroit où saillent deux exquises omoplates ; une oreille cramoisie ; une veine bleu pâle au tracé végétal… Mais ces trésors datent de plus tard. Ce jour-là, je ne pris pas le temps de détailler ma bien-aimée, je sus seulement qu’elle était là et qu’elle me bouleversait.
Il ne se passa rien, pourtant. Évidemment. Je n’allais pas violer Claire sous les yeux de sa mère, même si cette idée m’a traversé l’esprit et que, dans une sorte d’hallucination prémonitoire — mon cristallin, tel celui des presbytes fatigués de voir le monde de près, accommodant trop loin, sur une image encore irréelle —, je l’ai vue toute pâle, crispée et nue, couchée entre mes bras sur le tapis qui servirait tant de fois d’arène à nos ébats et où, pour le moment, reposaient seuls impatiemment, à côté de ceux de sa mère, ses pieds minces et légers. J’étais bien trop sérieux et réaliste encore pour accorder une valeur prophétique à cette vision incongrue et, secouant la tête comme on s’ébroue d’un rêve, battant plusieurs fois des paupières, je retournais sans mal dans la réalité. L’éblouissement n’avait guère duré plus de deux ou trois secondes. (Il en faut moins pour être foudroyé.) Je répondis au vol à une question de sa mère, et poussant Claire devant moi j’allai, sans plus rêver, m’enfermer avec elle dans la partie obscure de mon cabinet pour exercer sur les yeux qu’elle m’offrait ma froide sagacité professionnelle. Je ne tremblais pas en l’examinant, à peine avais-je la bouche un peu sèche, et ainsi rassuré j’attribuai à la chaleur, à la fatigue d’une journée de travail pénible, le coup de folie qui m’avait pris. Claire redevint pour moi une banale fillette à mesure que mon émotion se calmait, et quand elle m’apparut de nouveau dans la lumière, je ne reconnus rien de la grâce indicible de l’enfant qui venait de jouer un instant avec moi à des jeux interdits sur le tapis.
Rien de plus ne se passa, ce jour-là. Nous nous quittâmes.
*
* *
Ne l’aurais-je pas revue, ma Claire, avant la date officiellement prévue pour la rencontre n° 3 (médicale encore et toujours annuelle), notre histoire se réduirait peut-être à cette fulgurante vision qui durant deux ou trois secondes avait livré sa frêle adolescence aux égarements imaginaires de ma maturité. Car on n’aime pas tant qu’on ne s’avoue pas amoureux, et si l’on m’avait dit alors que je tenais déjà si viscéralement à Claire, je me serais vertueusement récrié. Je mentirais pourtant en prétendant qu’aussitôt disparue de ma vue elle quitta mon esprit, mais il fallut, dans les mois qui suivirent, que son image revînt à plusieurs reprises imprimer mon cœur et ma rétine, pour me faire reconnaître dans l’étrange hallucination dont j’avais été la victime, la projection de mon désir, et dans cette sécheresse de la bouche, ce picotement des paumes, et ce coup de boutoir dans l’estomac que j’avais à la voir, les symptômes insistants du plus commun “coup de foudre”.
3
I |
l paraît que j’ai longtemps eu (mon pauvre corps promis maintenant aux attouchements froids des infirmières, des médecins et du croque-mort) un physique de séducteur. À quarante-cinq ans, j’étais un mâle de belle taille, solide, le torse encore musclé bien qu’un peu épaissi par une vie trop facile — ce qui, avec mon visage aux traits réguliers mais légèrement bouffis, genre Romain de la décadence, loin de me nuire auprès des femmes, plaisait à leur perversité en me donnant l’apparence, troublante selon elles, d’un “viveur”. Car tel était l’amant qui, de mon temps du moins, leur faisait oublier leur prudence : non du tout l’amoureux sincère et attentif, mais l’implacable jouisseur qui, de vertiges sensuels en égoïstes cruautés, se servait d’elles et les menait, séduites pour être méprisées, au bord du gouffre dont en frissonnant elles rêvaient. J’ai voulu quelquefois tenir mon rôle selon ce modèle pour fasciner Claire quand je la sentais m’échapper, mais elle était déjà d’une autre époque.
À vrai dire, quand j’ai posé sur elle, ma fragile chrysalide, mes yeux d’adulte infâme, je n’en savais pas beaucoup sur l’amour. J’étais marié pourtant et pour la deuxième fois, mais c’étaient mes femmes qui m’avaient choisi ; non l’inverse. Je m’étais lâchement laissé faire, épousant l’une par ambition, l’autre parce qu’elle était belle et experte en caresses ; j’avais eu des maîtresses comme tout homme sain ; mais d’amour point, ou peu. Rien en tout cas de comparable aux tortures intimes qui firent la trame de notre histoire, jusqu’à l’épouvante finale.
4
Q |
uand donc, perdant mon équilibre, je suis tombé amoureux
d’elle, Claire n’avait pas encore quinze ans, mais moi trente de plus.
Peut-être est-il banal qu’un homme fait se prenne de passion pour une très
jeune fille, cependant l’événement ne le fut pas pour moi et lorsque à son
propos je parle de coup de foudre, ce n’est pas tant pour exprimer ce qu’on
entend communément par là — la force brutale et décisive avec laquelle
Claire se serait imposée à ma lubricité : la pauvrette, je viens de le
dire, a dû s’y reprendre à plusieurs fois —, mais parce que je ne trouve rien
dans mon vocabulaire étroit qui évoque mieux la pétrifiante stupéfaction qui me
mit hors d’état de me défendre lorsque je découvris, déjà bien installé en moi,
cet appétit dévoyé.
Rien ne m’avait préparé à cela. Je n’étais pas un pervers amateur de grâces juvéniles, une socquette tirebouchonnée au bas d’un mollet blond ne m’avait jamais mis en émoi, j’ignorais tout des souffrances fébriles du dément qui, à la sortie des collèges, attend deux fois par jour sa marée extatique de fillettes pubescentes. Et il n’y avait, dans ma lointaine enfance, aucune scène originelle qui ait pu orienter ma libido vers les amours particulières chères à Humbert Humbert. Claire, il est vrai, avait déjà atteint l’extrême pointe de l’île où, entre les rivages de neuf et quatorze ans fleurissent d’après lui les Lolita, mais ce n’était ni la “nymphette”, ni la “jeune fille”, ni plus tard l’ “étudiante” qui me plaisaient en Claire, mais bien Claire elle-même. Je l’ai aimée, mon innocente, à quinze, à seize, à dix-huit ans, je l’aurais aimée à trente ans. Et comme nous aurions pu être heureux, ma grande, si par une magique distorsion du temps, nous nous étions un jour retrouvés du même âge.
Car tout le mal est venu des années qui nous séparaient — c’est cela qui m’a rendu fou, cette jeune vie qui s’offrait, que je n’osais pas prendre, et que je me suis donné le droit, pourtant, de détruire irrémédiablement.
5
M |
ais (au cours de cette année de latence où le diable, en moi, se retournait dans son sommeil sans encore s’éveiller), était-ce bien elle, ma diaphane, ma lumineuse fillette que je vis emportée un soir d’été par le tourbillon frénétique de la porte à tambour d’un hôtel de la plage ?
J’étais en voiture, bloqué dans un encombrement, et je regardais distraitement devant moi, quand sa gracile silhouette, émergeant de la foule compacte du trottoir de droite, traversa brusquement la rue et mon cœur, avant de disparaître, à peine retrouvée, dans cette maudite porte à tambour.
Je n’avais pas pu la voir distinctement, mais un détail avait suffi (sa façon, en marchant, de se tenir par instant comme suspendue sur ses pieds soulevés ; la courbe flexible de son dos sous la chemisette transparente ; ou le balancement franc de ses bras bronzés, qu’importe…) et mes nerfs vibrant à l’unisson avaient reconstruit, flottant dans la brume violette qui montait ce soir-là du bitume surchauffé, l’irrésistible présence.
Je continuais de fixer désespérément la porte où virevoltaient sans fin des inconnus, et peut-être me serais-je décidé à aller m’y engloutir moi aussi, si, la circulation n’ayant repris, des klaxons furieux ne m’avaient rappelé à mes devoirs.
J’allais, comme je le faisais chaque soir à cette époque paisible, prendre ma femme à sa boutique (Anne-Marie tenait dans la vieille ville une petite et cependant célèbre librairie), et j’étais déjà en retard. Mais dans le court trajet — allongé, il est vrai, par les encombrements de ce début d’invasion touristique —, ce n’est pas ma femme que j’avais en tête, mais Claire.
L’apparition, réelle ou supposée, de cette enfant (car du belvédère avachi de mes quarante-cinq ans, quinze ans n’était-ce pas la plus tendre, la plus inaccessible enfance ?), m’avait mis, de nouveau (cœur brusquement tordu dans la poitrine, bouche aride, sensation de brûlure), dans cet état de révolution subite qui indique dans chaque parcelle, chaque repli, chaque méandre de notre corps desséché, qu’au milieu de la foule monotone et grisâtre, un être s’est détaché pour, irradiant je ne sais quelle luminescence visible de nous seul, se réunir à nous.
Cette étrange aimantation par laquelle j’absorbais toute entière l’image du corps de Claire en me sentant en même temps absorbé par elle, cette certitude issue des plus secrètes fibres de ma mémoire chromosomique que Claire était pour moi, me troublaient, bien sûr, parce que je savais qu’elles n’auraient pas dû être, mais au lieu de m’en inquiéter, jetant un bref regard dans le rétroviseur, j’ai souri.
Je me dis aujourd’hui que c’était seulement en prenant les choses au sérieux dès ces premiers signes que j’aurais réussi peut-être à nous défendre contre le déferlement convulsif qui, après le coup de foudre annonciateur, allait déchirer nos vies et nos cœurs. Mais comment l’aurais-je pu ? Je ne me sentais pas en danger, niaisement béat plutôt et surtout soulagé de percevoir enfin dans mes reins engourdis par les félicités conjugales un frissonnement de vie.
Une des réussites les plus humiliantes du mariage est sans doute de s’y trouver physiquement assouvi : une fidélité qui ne vous coûte pas vous amène à douter du plus décisifs de vos instincts. Et Anne-Marie, dès nos premières nuits, s’était si exactement employée à rassasier mes appétits que le reste des femmes ne m’inspirait plus rien. Elle ne m’avait pas assez soumis, cependant, pour me rendre aveugle à mon esclavage, aussi quand je reconnus dans le choc que Claire venait de produire sur moi le renouvellement si anxieusement attendu de mon désir, au lieu d’en avoir peur, je me réjouis. L’hypnose conjugale avait perdu de son pouvoir, je découvrais avec plaisir que sous ma chair trop calme d’époux comblé j’étais resté un homme normal : en me voyant dans le rétroviseur c’est à cet ancestral chasseur que je souris.
Je n’étais pas amoureux de Claire, à ce moment-là, je redécouvrais les femmes. Celles que je voyais dans les rues me semblaient toutes désirables. Le cher démon de l’adultère, ce bon vieux démon de midi dont j’avais entendu vanter les prodiges, venait enfin me visiter. Je savais que je n’y céderais pas, mais j’étais fier de le sentir bondir en moi. Et, sans aucune idée de ce qui allait advenir, ce soir-là, oui, comme un vieil imbécile, j’étais heureux.
Mais pourquoi n’ai-je rien deviné non plus, un peu plus tard, quand dans la librairie où je venais à peine d’entrer Anne-Marie m’observa d’un œil soupçonneux : “Tu m’as l’air bizarre, a-t-elle dit. Que t’est-il arrivé ?”
*
* *
Mais je n’ai pas envie de parler d’Anne-Marie, ce soir, la nuit qui tombe sur mon jardin est trop belle, je tiens à rester quelques instants sur l’impression de ce bonheur d’il y a trente ans et retrouver, si c’est possible, un peu de l’allégresse qui courait sous ma peau quand je pensais à Claire, de l’excitation douce qu’elle mettait dans mon sang, et du bouillonnement de ma machine intime remise en route par sa jeunesse. C’est si loin de moi, tout cela, si loin de ce malheureux qui agonise.
À l’approche de la mort, sommes-nous tous ainsi à tendre nos mains grises vers ce qui nous a fui et à vouloir encore arracher à la vie un dernier lambeau de chair palpitante ? C’est indécent, je sais. On attend des vieillards qu’ils s’enferment dans des songes dignes et austères et se détachent de l’existence. Car on veut croire, pour se rassurer devant la cruelle fin qui patiemment nous guette, que notre horreur instinctive du néant s’atténue avec l’âge et que, dans nos dernières années, nos pensées et nos corps marchant enfin du même pas, la dégradation physique s’accompagne d’une sorte de sagesse animale qui obscurcit doucement nos désirs et soumet notre esprit jusqu’à ce que, repliés dans un assoupissement tranquille, éteints dans un recroquevillement végétal, nous cédions au coup de vent final, tout naturellement, sans regrets. Mais ce n’est pas vrai. J’ai beau savoir que le temps sur moi a fait son œuvre, je n’y crois pas, je me sens encore jeune. Les hommes que j’ai été ne se sont pas détachés de moi comme des écorces vides, les émotions que j’ai ressenties je les éprouve encore. Comment croire, quand tout semble si proche, que c’est déjà fini ?
Revivre, Claire, revenir en arrière, obliger le temps à remonter son cours, te rejoindre ; tu poseras sur ma nuque douloureuse ta main fraîche et légère, et je saurai cette fois, ma douce, ma tendre, mon éternelle, t’aimer sans te faire mal.
6
I |
l faisait si bon hier soir qu’après avoir enfermé ce cahier dans le tiroir de mon bureau (je crains que la curiosité de Mme Merchant ne découvre mon secret), je suis sorti un moment dans la nuit. La clarté pâle de la lune donnait à la campagne une douceur diffuse et le chèvrefeuille embaumait. Je ne suis pas encore habitué aux odeurs végétales de cette région que j’habite depuis peu, et je n’aurai pas le temps d’en percer les mystères. Au bas de la maison coule un ruisseau dont je ne sais même pas le nom. De l’autre côté, après quelques massifs que je ne me soucie pas d’entretenir, un cèdre plusieurs fois centenaire étend ses bras sombres et lourds sur une pelouse dévorée par la mousse, tandis qu’un peu plus loin des arbres recouverts de lierre s’enchevêtrent et masquent le mur sans âge qui longe la propriété. Tout, ici, est bien différent du pays lumineux où j’ai aimé Claire. Chaque étape de ma vie aura eu ainsi son décor particulier : les paysages brumeux de mon enfance ont cédé la place au froid soleil de la capitale où je suis devenu médecin et où j’ai rencontré ma première femme ; à sa mort, je suis descendu vers la mer pour m’installer dans la ville brûlante où Claire est née. J’y suis resté longtemps, heureux d’abord, puis pétrifié. Mais c’est ici, sous ces arbres aux troncs larges, dans cette terre calme et grasse que s’arrête le parcours : je viens de prendre au cimetière du village une concession perpétuelle. Perpétuelle…
Je suis donc sorti, hier soir, et après avoir fait le tour de mon jardin, machinalement et malgré le craquement douloureux de mes vertèbres cervicales, j’ai levé ma tête vers les étoiles. On les distingue mal quand la lune est pleine, elle l’était justement. Mais Anne-Marie a passé tant de longues heures au début de notre mariage à tracer pour moi, dans des nuits plus propices, les lignes imaginaires qui dessinent les constellations que je sais, même à l’aveuglette, naviguer parmi les astres avec la sûreté d’un vieux marin.
De ces soirées passées sur la terrasse, la jumelle à la main, ou penchés côte à côte au-dessus du télescope, l’œil appliqué à l’oculaire que nos cils graissaient tour à tour, je garde un souvenir attendri. Non d’ailleurs qu’Anne-Marie ait jamais été assez romanesque pour accorder à nos tête-à-tête dans les cieux une valeur sentimentale, mais parce qu’elle avait, pour me faire découvrir Mars la rouge, ou les satellites brillants de Jupiter, le même air de prêtresse inspirée que lorsqu’elle me faisait l’amour.
Je n’ai jamais pu emmener Claire dans les étoiles et aucune nuit, blanchie ou non par l’éclat de la lune, ne nous a jamais réunis : toute cette histoire — ou presque — se passe de jour.
*
* *
C’est de jour donc, que pour la troisième ou quatrième fois, je ne sais plus, j’ai revu Claire. Mais volontairement cette fois, car, supposant, non sans finesse, que si elle était entrée l’autre soir dans l’hôtel à la porte à tambour, ce n’était pas un hasard, (elle aurait pu évidemment être venue, par exception, retrouver quelqu’un de passage ce jour-là, mais j’avais mon idée), le dimanche suivant j’y allai prendre l’apéritif avec Anne-Marie. Comme je l’avais espéré, Claire, petite sirène mise en bocal, était parmi les nageurs de la piscine.
C’était déjà une habitude très appréciée dans notre ville un peu snob de bouder la limpidité verte, calme, solitaire, et sans la moindre pollution encore de la mer, pour aller se tremper comme du linge sale dans les quelques bassines d’eau somptueusement javellisée que nous consentaient contre un liquide plus palpable les plus à la mode de nos hôtels. Et je me doutais que ma lycéenne était dans le vent.
Quoi qu’il en soit, on voit que j’étais assez inconscient pour risquer de mettre en présence ma femme et ma… Mais Claire, qu’était-elle alors ? Qu’a-t-elle jamais été pour moi ?
En vérité je n’avais pas réellement combiné tout cela. Il avait été question de retrouver des amis quelque part, j’avais lancé le nom de l’hôtel sans y penser et ce n’est qu’en y entrant que j’ai compris ce qui m’avait poussé.
J’ai su qu’elle était là tout de suite sans avoir besoin de la chercher. Comme nos amis, déjà installés à une table nous appelaient, sa tête émergea au-dessus du rebord carrelé, puis ses épaules, puis son corps tout entier — et, presque devant moi, les jambes écartées, elle s’est penchée un peu de côté pour tordre ses cheveux ruisselants, et de nouveau mon pauvre cœur a vacillé, elle a levé la tête, elle m’a reconnu, et je suis resté là comme un chien à l’arrêt, imbécile, tandis qu’elle me regardait d’un air grave de très petite fille. Oh ! Claire ! mon enfantine…
Personne n’a rien remarqué. Peut-être durant ce bref instant avons-nous été invisibles, éclairés pour nous seuls par la lumière nacrée d’une bulle protectrice. Et brusquement, Claire ayant disparu, je me suis retrouvé, comme au sortir d’un rêve, indemne et pourtant haletant, écoutant Anne-Marie qui parlait avec enthousiasme de la merveilleuse croisière que nous nous apprêtions à faire tous les deux.
7
J |
’ai peu de souvenirs de cette période préliminaire. Seules mes rencontres avec Claire émergent encore comme autant d’îlots lumineux. Mais de la mer obscure qui s’étale entre eux, je vois à peine frissonner quelques vagues. Pour raconter avec un peu plus de précision mon histoire, peut-être aurais-je dû m’y prendre plus tôt quand j’étais encore maître de ma mémoire. Pourtant l’obscurité de ces quelques mois n’est pas due seulement à la difficulté accrue par l’âge à retrouver le temps perdu, mais surtout à l’état d’inconscience dans lequel je les ai vécus. Je ne voulais pas savoir ce qui m’arrivait, aussi évitais-je d’y penser. Et quand l’image de Claire venait à l’improviste me faire sauter le cœur, loin de me sentir coupable, j’en jouissais tout simplement sans m’interroger. Les tortures morales sont venues par la suite, mais durant cet été je me suis contenté de laisser aller les choses, ne pouvant guère imaginer que l’innocent plaisir que j’éprouvais à connaître comme un secret précieux l’existence de Claire finirait par détruire un jour non seulement ma vie, mais la sienne et celle d’Anne-Marie, et d’autres encore, sans que je l’aie voulu.
C’est ainsi, à cause de cette imbécillité sans remède, que je ne me tourmentais pas un seul instant quand je partis avec ma femme pour cette croisière dans les mers du Sud par laquelle nous avions décidé de fêter notre dixième anniversaire de mariage. Sachant en effet qu’un lien mystérieux mais puissant associait en nos corps la passion astronomique d’Anne-Marie à l’érotisme de nos nuits, nous avions rêvé bien souvent de partir explorer dans un autre hémisphère les joies cosmiques et charnelles que nous réservait un ciel inconnu. Cette année-là nous réalisions enfin notre désir, et l’effet que Claire avait produit sur moi ne le troubla pas. Pendant ces trois semaines j’oubliais l’enfant qui m’avait ému pour ne plus songer qu’à ma femme. Il faut qu’il y ait ainsi des compartiments séparés dans nos cœurs et dans nos esprits pour nous permettre de jouir de l’instant présent sans impressions parasites : autrement tout bonheur serait impossible.
Je profitais donc de cet intermède conjugal comme s’il devait durer toujours. Le ciel était clair, la mer calme. Nos compagnons de voyage, la nuit, faisaient l’amour avec ensemble. Nous nous retrouvions au matin avec des joues creuses et des regards lourds. Anne-Marie après le déjeuner allait faire la sieste, je la suivais. Elle me reprochait d’avoir serré la veille en dansant une femme à la peau dorée, je me faisais pardonner en m’anéantissant sur son ventre lisse et brûlant et mon cerveau se liquéfiait.
Je n’ai jamais pensé à Claire pendant ces trois semaines, je n’en ai pas eu le temps. Les caresses d’Anne-Marie et celles de la mer me polissaient le corps et j’étais leur esclave consentant. Les nuits étaient splendides, et nous prêtions serment sur Ara de nous aimer toujours. J’avais quarante-cinq ans. J’étais fou.
Je me souviens d’une chose, cependant. Un de ces après-midi langoureux où Anne-Marie me tenait prisonnier dans l’enchevêtrement puissant de ses cuisses, m’obligeant à me tenir arqué au-dessus de ses seins, elle s’est soulevée vers moi et, tout près de ma bouche, a prononcé ces mots tout simples mais terribles quand je pense à la suite :
— Je t’aime. Si tu devais me tromper…
Mais, bêtement, je ne l’ai pas laissée finir.
Mais qu’importe ce voyage, il est sans intérêt pour mon histoire, seul compte le retour.
Nous rentrâmes en septembre, Anne-Marie défit nos valises, je repris le chemin de mon cabinet. Mes malades n’avaient pas changé, c’étaient toujours des myopes, des astigmates, des presbytes. Je rencontrais miraculeusement parfois un décollement de rétine, un glaucome. J’ôtais des chalazions. Je passais mes matinées à la clinique ophtalmologique. Je m’ennuyais.
Anne-Marie vendait des livres. Quand nous nous retrouvions le soir nous étions fatigués, nous dînions en tête-à-tête, elle m’interrogeait sur ma journée. Nous nous couchions tôt et, après quelques exercices amoureux, nous nous endormions dos à dos.
C‘est la vie, je sais bien, il n’y a rien à en dire : on épuise sa jeunesse à se préparer un avenir. On s’aperçoit trop tard que c’est du quotidien.
Le hasard veille, heureusement.
Il prit pour moi la forme d’une rage de dents. À la fin de la matinée, n’en pouvant plus, je téléphonai à un ami dentiste, nous prîmes rendez-vous pour une heure et demie. Je fus retardé, mon ami aussi. Quand j’arrivais chez lui il était deux heures moins le quart, il n’était pas là. Sa première cliente s’impatientait déjà dans la salle d’attente. Je la reconnus presque sans surprise : c’était la mère de Claire.
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Cela les flattait, je crois, mais en ce qui me concerne j’ai toujours détesté rencontrer mes clients hors de mon cabinet, malgré ma désinvolture apparente, j’étais gêné. J’aurais pu feindre évidemment de ne pas les reconnaître, mais j’avais peur de paraître “fier”, ou tout banalement grossier, et, par nature, je suis poli. Mais un sourire ou un signe de tête ne m’ont jamais débarrassé que des plus discrets. Les autres, quand ils ne me demandaient pas une consultation gratuite, difficile tout de même à improviser dans ma spécialité, et abusés sans doute par l’idée qu’un médecin reste en toutes circonstances un confesseur, profitaient de l’occasion pour m’ahurir du récit compliqué de problèmes personnels, confiés peut-être un jour dans le sanctuaire médical, mais dont j’avais tout oublié. Et je finissais par avoir l’air idiot disant pour être sympathique : “Et votre fils, va-t-il mieux ?” quand c’était justement une fille qui avait eu la polyo. Voilà comme on perd son prestige !
J’aurais dû être furieux, par conséquent, de me trouver en face de la mère de Claire et, qui plus est, chez un confrère, malade à mon tour, la joue enflée comme un simple mortel, mais sans hésiter et malgré ma mâchoire embarrassée je lui fis le plus charmeur de mes sourires. Elle tomba dans le piège et me parla de Claire. Et un frisson me parcourait chaque fois qu’à un détour de phrase sa voix faisait vibrer dans l’air le limpide prénom que je n’avais entendu jusque là que dans le chuchotement vicieux de mon cœur.
Un instant, je crois, j’ai senti le danger, ma folie, j’ai eu honte. J’avais dit tout haut “Claire” moi aussi, et questionné, et écouté avidement les réponses. J’ai voulu détourner des confidences dont se délectait ma perversité. Mais quand l’imprudente femme, inquiète des maux de tête dont souffrait sa fille depuis quelque temps, a cédé au travers habituel en ajoutant : “Cela ne pourrait pas venir des yeux, docteur ?”, je n’ai pas résisté.
— Amenez-la moi un de ces jours. Le plus tôt sera le mieux.
C’était parti.
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Les commentaires de Claude Cadena
« La
Petite L. » est un vrai roman qui vous tient en haleine du début à la fin
C'est l'histoire d'une passion singulière et dévastatrice : celle d'un respectable
médecin de 45 ans, marié, pour Claire, la petite L. Cette passion hors du
commun, admirablement dépeinte par Marie-Christiane Citti, a un déroulement
inattendu et aura des conséquences imprévisibles et dramatiques. Le suspense
demeure jusqu'à la fin ! Et ce n'est pas là un des moindres mérites du
livre !
J'aime ce livre qui allie à la finesse et à la justesse de la peinture psychologique un style alerte et épicé de pointes d'humour. Ses personnages ont une densité telle qu'on ne les oublie pas en fermant le livre et qu'on a hâte de les retrouver très vite. L'auteur choisit une façon originale de présenter la réalité : le récit fait par le médecin lui même, c'est lui qui voit Claire agir, qui imagine ses pensées et cette vision d'homme sur la passion qui l'anime est particulièrement intéressante.
« La Petite L. » est un livre abouti, capable de rivaliser avec les meilleurs romans contemporains, dont certains ont obtenu de grands prix littéraires.
La "Petite L.",
pour moi ça a d'abord été la découverte d'un vrai style
d'auteur, très beau,
sensible, élégant, et fluide que c'en est un plaisir.
L'histoire est bien menée,
et l'on ressent très bien cette impression de
passion et d'éblouissement,
puis de désespérance, que l'auteur a voulu donner.
Un auteur doué, c'est sûr,
et maintenant il nous faut d'autres livres de lui !
M. Leroux-Marc
Un homme à la fin de sa vie se repent et se répand, racontant son histoire d’amour avec une ado. Sa vie rangée bascule lentement dans une relation obsessionnelle culpabilisante. Sentiments violents, introspections sans indulgence, scènes douloureuses jusqu’à la fin jalonnent le récit qui fluctue au rythme des doutes du narrateur. Pourtant lorsqu’on a fini de lire « La petite L », ne reste qu’une impression de douceur délicate. La virtuosité de l’auteur est là : un vocabulaire exquis, des phrases harmonieuses et des descriptions émouvantes font de ce livre un petit bijou raffiné ; il en résulte une atmosphère intemporelle et évanescente. Comment a t-elle fait pour raconter de cette façon ? C’est ce que j’appelle le talent.
Nicole Schérer-Barthe