CHAPITRE PREMIER
L’estuaire de la Gironde a ceci de particulier qu’il m’a toujours donné l’impression d’être unique en son genre. Est-ce la teinte naturelle de son ciel clair, qu’il reflète tel un miroir aux alouettes, qui lui donne cette impression de n’avoir jamais rien à cacher et d’être aussi limpide que de l’eau de roche ? Que dire de ce microclimat que je ne trouve nulle part ailleurs et qui me sourit toujours lors de mes promenades ? Qu’elle est cette mystérieuse protection qui défie le temps et chasse les nuages si loin vers l’horizon, refoulant la pluie plus loin que les Sables d’Olonne au Nord, et jusqu’à Saint-Jean-de-Luz au Sud ? Je sais, j’exagère, mais il me fascine par sa splendeur, aussi éclatante que l’amour que je lui porte !
Lorsque je contemple les coulées tumultueuses de ses flots le long des berges, il me semble percevoir, au bord de l’écume frêle, les histoires de tout un pays et les légendes de tout un peuple. J’entends souvent du creux des vaguelettes, comme un écho des chants des coqs et les mélodies fluettes des clochettes suspendues au cou des brebis dans les vallées. Quand je pousse mes pas jusqu’à caresser de mes pieds nus son sable chaud, je suis ivre de bonheur et je me sens vaciller, épousant son doux clapotis, de vague en vague, presque de rive en rive… Et si je hume à pleins poumons le souffle discret de ses flots, je sens des effluves enchantés, des parfums divins aussi tendres que le printemps, même au cœur de l’hiver.
Certes, sa notoriété n’est pas celle du Saint Laurent où du Rio de la Plata, mais c’est mon estuaire, celui que je préfère et que je vénère, jour et nuit, comme un dieu ! C’est mon ami, mon confident, le compagnon de mes randonnées…
Il ne lui manque qu’un pont, juste avant l’océan… Un dernier pont pour l’enjamber et défier l’embouchure, la dispersion des eaux, mon désarroi devant la déroute des courants ! Un pont qui rejoindrait les deux rives comme dans un rêve… Un pont inutile sans doute, sauf pour les amoureux, les amants de la Gironde, les voyageurs d’un jour ou les vagabonds d’un soir…
Parfois, perdue dans mes pensées, je m’imagine au-dessus des eaux, accoudée à une rambarde virtuelle, les yeux perdus vers le grand large… noyés dans les brumes de l’horizon.
En remontant vers le Nord, au milieu de la grande côte, il y a une petite ville. Une ville comme il n’en existe qu’en France, et peut-être même qu’au bord de la Gironde ! De par son nom, elle me fait penser à un sanctuaire interdit, mais c’est une capitale, la capitale de la côte de Beauté par excellence ! Un lieu de villégiature, très touristique, surtout en pleine saison : Royan !
Certes, depuis la dernière guerre la ville s’est modernisée, mais les vestiges du temps jadis sont encore visibles, surtout vers la corniche de Pontaillac, l’endroit le plus aristocratique de la contrée. Là encore, mon cœur nostalgique n’hésite pas à s’emballer, comme caressé par les vielles pierres chargées d’histoires. Il en va de même lorsque je traverse la place du vieux marché, cette farandole de province dont la coiffe ressemble au couvercle d’une immense marmite en terre cuite.
La longue plage appelée Front de Mer, qui longe le parc en partant du centre et qui s’étend jusqu’à Saint-Georges-de-Didonne, est aussi belle que les conches qu’on aperçoit entre les falaises, anses tièdes protégées des vents et du soleil ; c’est une vraie plage le jour, avec ses baigneurs, ses planches à voile et ses petits bateaux, mais elle est tout aussi ravissante et agréable au possible, dès que le soir enveloppe la jetée de son manteau sombre et étoilé.
La nuit du quatorze juillet, croulante sous les pas des touristes ivres de bonheur, elle est vivante, exubérante, débordante et endiablée. C’est là que j’ai connu Guillaume, un quatorze juillet justement, lors du bal que donnaient les pompiers de Saint-Georges. Dire que ce fut un coup de foudre serait un euphémisme : c’était un rêve à l’état pur ! Il avait l’air si agile malgré son costume étriqué de jeune officier de garnison ! Ses yeux souriaient sans en avoir l’air lorsqu’il les a posés sur moi pour la première fois. Ils furent tellement émerveillés qu’il me sembla être une princesse… ou mieux, cendrillon en chair et en os !
Je m’en souviens encore : j’étais assise à côté d’Huguette, mon amie d’enfance, celle que je délaissais rarement, pas par amour ni par plaisir, mais par pitié car personne ne l’invitait jamais à danser. C’est sans hésiter que je me suis levée devant la main tendue. Sans m’en rendre compte, je me suis accrochée telle une sangsue à sa poigne de fer et à son cou musclé. Je l’ai laissé envelopper ma taille, prendre possession de mes mouvements, de mes gestes, jusqu’à mes balancements les plus réservés. Chaque rotation, chaque pas m’a rapprochée irrésistiblement de lui, jusqu’à effleurer de ma poitrine, les boutons d’or et le revers de son veston.
Lors de cette première danse, nous n’avons pas parlé, nous jaugeant à peine du fond des yeux, et quand la musique s’est tue, j’ai tout de suite cherché Huguette, mais elle avait disparu… J’ai suivi alors mon cavalier qui n’avait pas lâché ma main et qui m’entraînait déjà à l’écart de la place aménagée en piste de danse.
— Ici, nous n’avons pas de champagne, s’écria-t-il en s’approchant du buffet, mais puis-je vous offrir la perle de la caserne ?
— La perle de la caserne ?
Il me tendit un verre en plastique. Ce n’était pas très romantique, mais une coupe de cristal ne m’aurait pas plus enchantée.
— Nous appelons ainsi, cette liqueur.
— J’espère que ce n’est pas trop fort…
— Vous n’y avez pas encore goûté ? Vous avez peur qu’elle ne vous tourne la tête ?
— On ne se méfie jamais assez…
— De ce que l’on boit, où de ceux qui vous en offre ?
— Les deux !
Un sourire énigmatique effleura son visage. Un visage d’ange qui me rappelait vaguement les vitraux de l’église, à ceci près qu’il avait une somptueuse moustache.
— Je m’appelle Guillaume, et vous ?
— Lorette !
Curieusement, nous n’avions pas besoin d’élever la voix malgré le bruit autour de nous, un peu comme si nous étions seuls au monde. J’ai porté le gobelet à mes lèvres en même temps que lui, tandis que son sourire devenait coquin. Face à l’unique projecteur qui illuminait le buffet, j’ai pu voir ses yeux clairs. Ils étaient enjôleurs mais pénétrants et provocateurs à la fois :
— Alors ? s’enquerra-t-il.
— C’est doux ! C’est du planteur ?
— Bravo ! Une connaisseuse ! C’est un antillais qui l’a préparé. D’habitude, il le fait plus fort… mais nous lui avons demandé d’y allez mollo pour cette soirée ! C’est la première fois que vous venez au bal des pompiers ?
— D’habitude, nous allons à Pontaillac…
— Ah ! Je vois…
— Non ! Ce n’est pas ce que vous croyez : mon père travaille au Casino… il est croupier !
— Croupier ? Et vous ?
— Moi ? Oh ! Je n’ai pas un métier très intéressant… D’ailleurs, je travaille très peu !
— Non ! Là-bas ! Que faites-vous pendant que votre père solde les comptes de nos belles dames de la haute société ?
— Nous restons sur la plage… En général nous organisons un feu de camp entre amis sur la conche.
— Et aujourd’hui ? Vous avez changé d’avis…
J’ai rougi. Je ne pouvais pas lui avouer que j’avais emmené Huguette ici dans l’espoir qu’elle trouverait enfin un galant.
— Eh bien…
— Remarquez, je ne voudrais pas être indiscret…
J’ai répondu en baissant la voix, un peu pour cacher le sentiment de tristesse qui m’étreignait lorsque je songeais à la détresse d’Huguette qui devait couver sa rancœur en solitaire :
— J’ai suivi une amie qui vient souvent ici !
— Je vous ai chipée à votre amie… elle va m’en vouloir ! Où est-elle ?
— Je ne la vois même plus !
— Elle s’est peut-être laissée embarquer dans une valse à son tour…
— À mon avis, elle est plutôt rentrée chez elle.
— Alors… une autre danse ?
Ce soir-là, et pour la première fois de ma vie, j’ai souhaité que le temps s’arrête et que l’aube ne se dévoile plus jamais. J’aurais tant aimé rester éternellement aimantée à ses pirouettes comme une toupie jusqu’à en perdre la tête… Que les frous-frous de ma robe continuent de fouetter ses bottes dans un va-et-vient incessant… Que mes longs cheveux bruns n’en finissent plus de caresser son visage, ses épaulettes et ses mains dans un mouvement de charme que je voulais le plus séduisant possible… Il dansait comme un ange !
— Ainsi, demanda-t-il lors de l’un de ces slows qui devenaient de plus en plus rapprochés, votre métier ne vous intéresse pas…
— Je voulais être institutrice !
— Et alors…? Vous n’avez pas vos diplômes ?
— Si, mais… Ils voulaient m’envoyer à Lille, or je ne veux pas quitter la région. Malheureusement, ici, toutes les places sont prises…
— Vous auriez pu y aller en attendant une mutation…
— Je suis sur liste d’attente. Pour l’instant, je fais du secrétariat à l’Académie de Saint-Pierre.
— Vous risquez de tout perdre !
J’ai haussé les épaules. J’avais envie de répliquer que ce n’était pas le moment de parler de ça, mais j’ai fait la moue en jetant négligemment :
— Bof !
Au gré des danses, mon regard, comme le sien, devint brillant, de plus en plus pétillant, espiègle et avide… Ses mains devinrent moites, son souffle saccadé et son odeur entêtante, mais le tout était noyé dans la fête, l’alcool, la musique, les cris de joie et l’amour fou que je sentais naître au plus profond de mon être. De valses en tangos, de rocks en slows, mes pieds sont devenus douloureux et mes mains lourdes.
Je ne sais plus comment, mais c’est exténuée, le souffle court et la tête dans les étoiles, que je me suis retrouvée allongée contre lui, à l’abri des regards indiscrets sur le sable encore chaud de la conche du Chay…
Le lendemain matin, j’ai retrouvé Huguette sur la corniche de Pontaillac, notre lieu de promenade privilégié. Tout en longeant les tennis et l’ancien fort du Chay, je lui ai tout raconté, jusqu’à mes états d’âme en passant par de croustillants détails. C’était la marée haute, et la vue sur l’estuaire, de la pointe de Suzac à la pointe de la Coubre, était magnifique par ce temps clair. J’ai regardé sans le voir, un petit voilier qui quittait l’estuaire. Le phare de Cordouan se décrochait dans le ciel tel une épée de Damoclès à l’envers, arrogante et majestueuse à la fois. J’avais l’impression que la vie s’ouvrait devant moi et j’ai ouvert mon cœur comme si je racontai un conte de fée…
— J’ai bien fait de partir ! souffla Huguette quand j’eus fini, que vas-tu faire ?
— Que veux-tu que je fasse ? J’ai perdu ma virginité, ce n’est pas la fin du monde !
— Tout de même ! Tu le connais à peine !
— Ce qui m’embête le plus, c’est qu’il croit que je suis une fille facile !
— On le serait à moins ! Remarque… moi, j’aurais bien aimé que ça m’arrive !
Nous avons éclaté de rire :
— Ce n’est pas en te sauvant que tu y arriveras ! Pourquoi tu ne te mêles pas aux groupes qui se forment ?
— Tout le monde se tait dès que j’apparais !
— Montre que tu es intéressante !
— Intéressante ? Peuf ! Même à l’école, les élèves m’appellent la "grosse cloche". Je n’ai aucune chance…
— Le monde est mal fait ! Moi, je veux devenir institutrice… comme toi !
— Tu y arriveras bien un jour !
— Toi, tu finiras bien par trouver le prince charmant !
— Avec la tronche que j’ai !
— Ta tronche, ta tronche ! Qu’est-ce qu’elle a ta tronche ?
— Ne te fous pas de moi ! Je louche, j’ai le nez crochu, et pour combler le tout… je suis grosse !
— Les plus belles femmes du monde louchent !
— Tu parles ! Juste un léger strabisme ! Moi, j’ai un œil qui dit merde à l’autre !
— Comme Marty Feldman.
— Qui est-ce ?
— L’acteur fétiche de Mel Brooks. Tu sais, celui qui… enfin, comme toi ! Il a bien réussi à devenir célèbre lui ! Et puis, ton nez peut s’opérer, tu peux faire un régime… Avec un peu de bonne volonté, on finira par t’appeler la petite Marty ! Tu deviendras une curiosité locale…
— La petite Marty ?
Je n’ai jamais su ce qu’Huguette avait pensé de la petite Marty, mais le lendemain, elle avait déjà commencé un régime draconien… et, neuf mois plus tard, elle accouchait d’un superbe nez de Cléopâtre ! Oh ! Sa fortune amoureuse ne s’en trouva pas changée pour autant. C’est à peine si elle a eu le temps d’espérer… si peu ! Ses élèves se sont horriblement moqués d’elle, et, de dépressions en déceptions, elle ne fut bientôt plus que l’ombre d’elle-même, le sosie de son ombre… pourtant, elle ne lâcha point sa classe, même lorsqu’on la surnomma : "La pucelle par omission !"