Serial

Critique de Karine Baudot

Serial ! est une oeuvre envoûtante et sombre qui réveille nos
angoisses les plus terrifiantes.

Alors que le lecteur se croit plongé dans un "classique" récit de tueurs en
série, il est au contraire pris dans les rets d'une danse hypnotique et
sensuelle. Les destins se croisent et se lient dans un bain de sang et
de fusion créatrice.

Magnifique et macabre, macabrement magnifique, jusqu'à une orgie finale en apnée.

Un livre dont on ne ressort pas indemne...

Premier chapitre

Assis en haut des escaliers de la grande Arche, il contemplait l'immensité urbaine avec passion. Habituellement, l'alignement permettait d'apercevoir l'obélisque de la place de la Concorde. Habituellement… Mais pas aujourd'hui. Les plus grands architectes ne peuvent prévoir les caprices du temps, pas plus que les désastres de la pollution.
Au loin, il devinait les contours de l'Arc de Triomphe, rien de plus. En réalité, il n'avait que faire de ces prouesses architecturales. Son plaisir, c'était la contemplation des masses mouvantes. Comprendre les détails d'une chorégraphie qui rassemblait des milliers de Parisiens.
Sous ses yeux amusés, le Parvis de la Défense s'animait comme une gigantesque fourmilière. Les ouvrières, aveugles et méthodiques, couraient d'un bâtiment à l'autre. Les guerrières paradaient, fières et décidées, ignorant simplement les autres insectes. Il n'attendait plus que la reine, sa reine.
Il passa la main dans ses cheveux noirs et fins. Ce geste le rassurait parfois. Bien à l'abri derrière ses lunettes rondes, on pouvait lui croire un regard halluciné. Deux gros yeux ronds perdus dans un monde étranger, un monde sans forme, sans couleur, un monde constitué d'impressions fugitives. Son visage poupon inspirait une fragilité charmante, une sensibilité à fleur de peau, presque incontrôlable. Il avait pour habitude de ne jamais laisser ses mains inactives. Trop peur de les voir trembler…
Son apparence était primordiale. Veiller à toujours cultiver son image, son décalage. Il avait une préférence pour les vêtements simples et sans agrément, un jean partiellement délavé, des chaussures de cuir aux coutures à la limite de la rupture, un tee-shirt noir sans inscription inutile, et, pour l'accompagner en tout lieu et par tout temps, un sac US noir et souvent vide.

" Meurtre étrange sur les bords de Seine.
Trois jeunes garçons découvrent le corps.
La thèse du règlement de compte est évoquée. "
Lire les détails en pages intérieurs - Ici Paris

Assis nonchalamment sur les marches, il se délectait des saveurs de la foule. Il suivait ces poupées animées d'un bout à l'autre de la place ; il supposait leurs vies, leurs joies, leurs peines.
Grande, blonde, la quarantaine. Un maquillage lourd, presque pesant. Le buste droit, un décolleté racoleur dévoilait ses taches de rousseur. Jupe mi-longue, bracelets, bagues, collier en or. Sac à main Gucci. Question : Gardait-elle ses talons quand son patron la baisait entre midi et deux ? Elle sortit son rouge à lèvres et en remit rapidement une couche. Il adorait ça, ses lèvres pulpeuses…
Définitivement pas son truc. Elle disparut dans le CNIT, une nuée d'admirateurs costumes cravates se précipita à sa suite.
Des femmes par centaines. Ni trop moches, ni trop belles, sans saveur particulière. Femmes comblées ou persuadées de l'être, femmes fidèles ou désireuses de l'être, après tout, il était si facile d'oublier sa misère et de voir le pire ailleurs. Sans façon, merci.
Une autre blonde, cheveux longs flottant dans le vent. Robe noire ni trop sobre ni trop osée, jambes superbes, parfaitement galbées, mises en valeur par des escarpins noirs et fins. Chose plutôt rare, sur un corps magnifique, un visage d'une pureté flamboyante. Une beauté extraordinaire. Sans arrogance ni fausse modestie, elle marchait en toute simplicité. Une divinité faite femme. De celles qu'on souhaiterait aimer, protéger, chérir et garder à ses côtés pour la vie… Elle brillait tellement que personne n'osait l'approcher. Elle le savait, elle en souffrait certainement. Lorsqu'elle s'engouffra dans l'immeuble, la lumière du soleil sembla tout à coup plus terne.
Elle non plus ne serait jamais à lui. Il connaissait bien ses limites. De Keanu Reeves, il n'avait que le torse plat, alors, inutile de chasser dans la cours des autres.
L'archétype du boudin solitaire. Cheveux courts, très masculine. Une robe à fleurs de chez Tati et surtout pas de maquillage, ça faisait pute. Les ongles rongés, une démarche à faire débander un cadavre, et l'accessoire indispensable, un sac de cuir professeur des écoles qui en disait long. Avec elle, il aurait eu ses chances. Un petit resto à ses frais ; elle se serait faite belle pour l'occasion ; de longues heures de discussion à ressasser sans fin tous ses problèmes ; un petit café et pour finir la veuve poignet en guise de soulagement. " Encore merci pour la soirée. Appelez-moi… " " N'y compte pas grognasse, achète-toi plutôt un vibro ! "
Il tira une clope de son paquet de Rothmans. La patience n'était pas son fort et déjà la fée nicotine se raréfiait dans ses veines. Il perdit quelques précieuses secondes à farfouiller dans son sac à la recherche de son feu. Un briquet argenté très design, forme élancée, deux flammes très sensuelles. Un briquet alien, sans rapport avec son moi, un cadeau, rien à faire sinon accepter avec un sourire idiot.
La reine avait du retard, ce n'était pas dans ses habitudes.
Deux semaines passées à la suivre, à étudier ses allers et venues, son itinéraire classique, ses itinéraires bis. À l'observer en catimini, il avait pu découvrir ses goûts, ses passions, certaines de ses envies. Il n'avait aucun mal à deviner ses peurs. Il s'était inspiré de ses angoisses les plus visibles pour imaginer l'ami, l'amant, le mari idéal.
Ce soir, c'était le grand soir ; il était décidé à l'aborder, à la séduire. Il la cherchait du regard. Ses sourcils se fronçaient comme pour forcer sa vue. Une vision translucide propre à découvrir les indices les mieux dissimulés. La cigarette se consumait sans lui, égoïste. Il écrasa son mégot et en alluma une seconde. Calmement, sans se presser. Décidé cette fois à en goûter la saveur, il arracha une taf avec délectation.
Elle apparut derrière un groupe d'adolescents survoltés. Cheveux longs ; trop longs. Un châtain clair légèrement ondulé, une coupe plutôt défraîchie, mal arrangée. Vêtements sobres, beige passé, des sandales de cuir brun largement ouvertes. Son visage, un fond de teint clair, trop léger pour apparaître. Pas de rouge sur ses lèvres fines, juste quelques traces de far à paupières. Des yeux verts cachés par d'horribles lunettes trop lourdes, trop grandes. Des montures en plastique fauve reposant sur un nez fin et pointu. Elle n'était ni plus, ni moins belle que toutes ces femmes qu'il jugeait sans saveur, elle avait simplement quelque chose de plus. Peut-être une étincelle dans le regard, une attitude, un je ne sais quoi dans sa démarche qui la rendait ravissante, ou du charme tout simplement ; une façon bien à elle de redresser ses lunettes. Son sourire en disait long sur la simplicité de son bonheur. Il se savait privilégié. Spectateur unique d'une beauté qui s'ignore.
Il aspira une dernière dose de nicotine, une façon détournée de se donner du courage. Toujours calme, lentement il se leva, se saisit de son sac qu'il plaça méthodiquement sur son dos et jeta sa cigarette à peine entamée. Il était prêt. À pas mesurés, de façon quasi insouciante, il descendit les marches de la grande Arche une à une. Inutile de se presser, il connaissait précisément sa prochaine étape. Elle disparut derrière les portes vitrées du CNIT…
Perdu dans ses pensées, il réécoutait avec joie la douceur de son accent irlandais. Un français parfait, enjolivé pourtant de quelques fautes et enrichi de ce joyau d'accent qui l'avait fait chavirer. Il pénétra dans la FNAC la Défense sans même y prendre garde. Il savait bien où la trouver.
Le grand noir planté à l'entrée l'avait sans doute reconnu. Depuis une semaine qu'il venait chaque jour, presque à la même heure, pour peu qu'il soit un peu physionomiste, il n'avait pas pu l'oublier.
L'exposition de photos n'avait pas changé. Toujours les mêmes clichés noir et blanc. Un artiste inconnu qui avait décidé de composer sur le thème de la solitude. Deux jours plus tôt, il avait pris le temps d'admirer quelques planches. Le photographe avait un certain talent. Capable d'immortaliser la solitude dans l'immensité du Sahara, il préférait la pointer du doigt au milieu d'une foule d'anonymes sur un boulevard new-yorkais. Une multitude de rien formant un tout inexplicable.
Dans son fort intérieur, il épousait hargneusement la cause de cet inconnu. Il s'affolait du constat de tant d'individualisme. Des milliers de regards qui se croisent sans jamais s'arrêter. Des corps qui se frôlent dans le métro ; la barrière de la peur. Seul l'ego prédomine, la solitude comme seule option dans une société basée sur la réussite personnelle. Combien de gens sauraient décoder ces signaux d'alarme ? Combien y verrait autre chose que des clichés d'une beauté surprenante ?
Le rayon DVD l'attirait comme un passage obligé. Chaque soir, il s'y arrêtait une minute, parfois deux. Il contemplait pour la centième fois les mêmes jaquettes, il s'interrogeait sur la qualité d'un coffret qu'il convoitait depuis plusieurs semaines, puis il décidait de se laisser mariner encore quelques jours, peut-être jusqu'à… demain.
Sa reine, elle, farfouillait continuellement dans le rayon littérature française : toujours les mêmes quatrièmes de couvertures, lues et relues, en large, et en travers, au point de les connaître par cœur, de connaître des centaines de livres sans en avoir lu le tiers. Sa passion pour la littérature l'amusait. Il s'approcha d'elle, et se saisit du dernier Sollers : " Les fruits de la passion ". Ce livre était une merde sans intérêt, il avait dû le lire en diagonal entre deux épisodes d'Ally Mac Beal. Discrètement, il se pencha sur elle pour voir ce roman qui semblait la captiver.
Chaque soir, elle faisait un crochet par la Fnac. Pour elle c'était une sorte d'antidote, un ersatz de lavage de cerveau qui chassait les idées noires accumulées dans la journée. C'était son mode de fonctionnement, c'était son choix. Depuis un an qu'elle avait ce boulot, assez ennuyeux mais plutôt bien payé, elle avait adopté une toute autre hygiène de vie : huit heures de travail bien fait, ni plus, ni moins ; pas d'implication sur-dimensionnée, pas de zèle inutile. À dix-sept heures précises, elle était devant l'ascenseur, et dix-sept heures et cinq minutes, elle s'engouffrait dans la Fnac, prête à se vider l'esprit de toutes les contrariétés de la journée. Elle lisait beaucoup, surtout de la littérature française. Depuis quelques jours, elle hésitait entre plusieurs romans d'auteurs désormais célèbres. Il y avait " la Métaphysique des tubes ", l'Amélie Nothomb de l'année, la quatrième de couverture n'était guère éloquente.
- Vous aimez ?
- Pardon ?
Elle se retourna vers le jeune homme qui venait de l'interpeller.
- Amélie Nothomb ? Vous aimez ?
- Heu… oui, je dois dire que oui…
Paris n'était pas une ville très chaleureuse, il était rare qu'un inconnu vous adresse la parole pour autre chose qu'une petite pièce. Elle en fut à la fois surprise et légèrement inquiète.
- Le précédent, " Stupeur et tremblements " était un véritable chef d'œuvre.
- Oui… c'est vrai. J'ai beaucoup aimé. Je me posais la question pour celui-ci. Elle lui montra le livre qu'elle tournait et retournait dans ses mains depuis quelques minutes. Vous… vous l'avez lu ?
- " La Métaphysique des tubes " ? Oui, je l'ai lu. Je ne voudrais pas vous influencer, mais personnellement je l'ai trouvé déplorable…
- Ah ? Vraiment ? Mais pourquoi donc ?
Sans vraiment s'en apercevoir, elle se détendait. Ses défenses tombaient une à une, abattues par le charme naturel de son interlocuteur. Il n'avait rien de l'homme de ses rêves mais il semblait gentil, intelligent, intéressant… C'était sans doute le premier homme qu'elle rencontrait depuis des semaines dont le discours dépassait le PSG et les strings de la secrétaire de son boss. Elle eut tout à coup envie de prolonger la discussion.
- Pour être tout à fait franc, je dirais que ce livre est un étalage de rien. Aucune idée, aucune structure, rien qu'un ramassis d'illusions inutiles mises bout à bout pour répondre à une probable commande de son éditeur. Pour ma part, c'est une grosse déception. J'avais découvert Amélie Nothomb avec " Stupeur et Tremblements " et je dois dire que j'attendais son nouveau roman avec impatience. Eh bien, vu le résultat, à plus de cent balles le bouquin, je crois que j'aurais mieux fait de prendre le dernier Bernard Henry Levy. Je n'aurais probablement rien compris, mais au moins j'aurais su pourquoi…
- Et le vôtre, c'est quoi ? Elle pointait du doigt le livre entre ses mains.
Il était mignon. Derrière ses lunettes rondes se cachaient des yeux vert et charmeur. Une allure un peu gauche, un vieux sac US sur les épaules, il était différent. Elle n'avait sans doute pas grand chose à craindre. Bientôt deux ans qu'elle se refusait à tous les petits frimeurs qui ne pensaient qu'à la mettre dans leur lit. Son dernier petit ami l'avait larguée au bout d'une semaine. Depuis, terminé. Alors, pourquoi pas ? " Arrête de tout analyser. " Elle avait beau se le répéter cent fois par jour, elle ne pouvait s'empêcher de vouloir tout contrôler, tout prévoir. Pourquoi ne pas se laisser aller pour une fois ? Sans à priori, sans arrière pensée.
- C'est le dernier Sollers. Je connais l'auteur comme tout le monde, mais je ne me suis jamais laissé tenter. Finalement, je continue à me demander ce que ça vaut !
Ce n'était qu'un tout petit mensonge, rien de bien répréhensible. Il ne pouvait s'empêcher de la dévorer des yeux. Par instant il lui semblait la voir rougir. Ses mains longues et graciles le fascinaient. Il aurait voulu les saisir gentiment, les caresser, peut-être même les embrasser. À chacun de ses mots, son cœur souriait du chant de son accent.
- Désolée, mais je ne connais pas vraiment. Tout ce que je sais, c'est que beaucoup de gens le considèrent comme un auteur difficile.
- Dites-moi, je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais… je connais un petit bar sympa pas loin… peut-être qu'on pourrait aller boire quelque chose … discuter littérature…
Malgré tous ses efforts pour rester sereine, ses joues rougirent et la trahirent. Sa concentration n'y faisait rien, cette faiblesse demeurait indomptable. Elle choisit le sourire, comme pour masquer sa confusion. " Stop thinking, just do it ! " se répétait-elle sans cesse. Ses pensées s'accéléraient. Elle regarda sa montre nerveusement. Il devait avoir cinq ans de moins qu'elle. Et alors… Un verre… rien qu'un verre…
- …À moins que vous n'ayez pas le temps… Je comprendrais vous savez…
- Non… Non… J'accepte… J'accepte avec plaisir. Je m'appelle Mairead, c'est irlandais. Je suppose que vous aviez remarqué mon accent.
Elle lui tendit la main, presque brutalement. Lui, il fit un pas en avant et la prit délicatement, comme une rose, sans précipitation.
- Oui… Oui, je dois vous avouer que j'adore votre français. Mon nom est Christophe. Je suis enchanté de faire votre connaissance…

" Découverte d'un cadavre nu sur les bords de la Seine.
La Police se refuse à tout commentaire. "
Lire en pages Région - France Soir

Les commentaires sur ce livre

Bravo pour ce roman dont l'intérêt ne faiblit jamais. Vous savez maintenir
la tension jusqu'au bout. Et on reste fasciné par ces personnages singuliers
et inquiétants. Une réussite.
Christiane Citti, Montpellier, France.

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